I
Les Pirounes
Arthur Stuart s’était immobilisé devant la vitrine du taxidermiste, captivé. Alvin Smith avait parcouru la moitié du pâté de maisons lorsqu’il s’aperçut que le petit métis ne le suivait plus. Le temps qu’il revienne, un grand Blanc questionnait le gamin.
« Où est ton maître, dis ? »
Arthur ne le regarda pas, les yeux rivés sur un oiseau empaillé dont l’attitude donnait l’impression qu’il allait se poser sur une branche.
« Réponds-moi, petit, sinon j’appelle l’agent…
— L’est avec moi », fit Alvin.
L’homme devint aussitôt aimable. « Ravi de l’apprendre, l’ami. On se dit qu’un drôle de cet âge, s’il était libre, ses parents lui auraient enseigné le respect quand un Blanc…
— J’crois qu’il s’intéresse seulement aux oiseaux dans la d’vanture. » Alvin posa une main légère sur l’épaule d’Arthur. « Qu’esse y a, Arthur Stuart ? »
Seul le son de la voix d’Alvin pouvait tirer Arthur de sa rêverie. « Comment il a vu ?
— Qui ça ? demanda l’homme.
— Vu quoi ? demanda Alvin.
— La manière que l’oiseau il pousse avec ses ailes vers le bas avant de s’percher, et qu’après il s’donne des airs de statue. Personne voit ça.
— De quoi il parle, le p’tit ? demanda l’homme.
— C’est un grand connaisseux d’oiseaux, dit Alvin. Il admire l’empaillage dans la vitrine, j’crois bien. »
L’homme rayonna de fierté. « C’est moi le taxidermiste. Presque toutes ces bêtes sont à moi. »
Arthur répondit enfin à l’artisan. « La plupart, c’est jusse des oiseaux morts. Ils avaient l’air plusse vivants tout pleins de sang par terre dans l’champ quand l’fusil les a tués. Mais çui-là. Et çui-là…» Il montra du doigt un faucon en piqué. « Ceux-là, ils ont été faits par quèqu’un qui connaissait les oiseaux vivants. »
Le taxidermiste eut un instant le regard mauvais puis, en bon commerçant, se força à sourire. « T’aimes ceux-là ? C’est le travail d’un Français qui se fait appeler John James. » Il prononça le nom composé comme s’il s’agissait d’une blague. « Du travail de compagnon, tout ça. Ces poses délicates… M’étonnerait que le fil de fer tienne longtemps. »
Alvin sourit à l’homme. « J’suis compagnon, moi aussi, mais j’fais de l’ouvrage qui dure.
— Je voulais pas vous offenser », l’assura aussitôt le taxidermiste. Mais en même temps il paraissait avoir perdu de son intérêt, car si Alvin n’était qu’un simple compagnon dans un métier ou un autre, il n’aurait pas assez d’argent pour s’acheter quoi que ce soit ; de même, un ouvrier itinérant n’aurait guère l’emploi d’animaux empaillés.
« Vous vendez l’ouvrage de ce Français moins cher, alors ? » demanda Alvin.
Le taxidermiste hésita. « Plus cher, par le fait.
— L’prix baisse quand c’est l’ouvrage du maître ? » demanda Alvin d’un air innocent.
Le taxidermiste lui jeta un regard noir. « J’ai ses oiseaux en dépôt, et c’est lui qui fixe les prix. Ça m’étonnerait qu’il en vende. Mais le bougre se prend pour un peintre. Il empaille les oiseaux et il les met sur un support uniquement pour pouvoir faire leur portrait, et quand le tableau est fini il vend l’oiseau.
— Il ferait mieux d’causer à l’oiseau au lieu de l’tuer, dit Arthur Stuart. Pour un bonhomme qui voit bien les oiseaux comme ça, il bougerait pas le temps d’être peinturé. »
Le taxidermiste considéra Arthur Stuart d’un air bizarre. « Vous le laissez parler effrontément, ce drôle, non ?
— Moi j’croyais qu’à Philadelphie le monde pouvait parler franchement », dit Alvin en souriant.
Le taxidermiste finit par comprendre qu’Alvin se moquait bel et bien de lui. « Je suis pas quaker, mon brave, et vous non plus. » Là-dessus il tourna le dos aux deux importuns et regagna sa boutique. Par la vitrine, Alvin le vit qui faisait la tête en leur lançant de temps en temps des coups d’œil en coin.
« Viens, Arthur Stuart, on va s’en retrouver En-Vérité et Mike Fink pour manger. »
Arthur fit un pas, mais il n’arrivait toujours pas à s’arracher à la contemplation de l’oiseau en train de se poser.
« Arthur ! Sinon l’bougre va s’en sortir et nous ordonner d’circuler. »
Sa menace restant sans résultat, Alvin dut finalement prendre le gamin par la main et quasiment l’entraîner de force. Et tandis qu’ils marchaient, Arthur lui jeta un regard songeur. « Qu’esse tu rumines ? voulut savoir Alvin.
— J’veux causer au Français. J’ai une question à y poser. »
Alvin s’abstint de demander à son jeune ami quelle était cette question. Il s’évitait ainsi d’entendre la sempiternelle réponse d’Arthur : « Pourquoi j’te la poserais, à toi ? Toi, tu connais pas. »
*
En-Vérité Cooper et Mike Fink mangeaient déjà lorsqu’Alvin et Arthur arrivèrent à la pension meublée. La propriétaire était une quakeresse au tour de hanches impressionnant et aux talents culinaires terriblement limités – mais elle palliait la fadeur de sa cuisine par les quantités qu’elle servait et, détail plus important, en quaker sincère, madame Louder ne faisait aucune différence entre le métis Arthur Stuart et les trois Blancs qui voyageaient avec lui. Arthur Stuart s’asseyait à la même table que les autres ; un locataire avait déménagé le jour même où le gamin avait pris son premier repas, mais rien dans l’attitude de la femme ne donnait à penser qu’elle avait remarqué son départ. Raison pour laquelle, en manière de compensation, Alvin emmenait son jeune compagnon effectuer des raids quotidiens dans les bois et les prés au bord du fleuve, d’où ils rapportaient du gingembre sauvage, de la gaulthérie, de la menthe verte et du thym afin de relever l’ordinaire. Elle acceptait les herbes – et la critique implicite de sa cuisine – avec bonne humeur, et ce soir-là elle avait fait cuire les pommes de terre avec la gaulthérie récoltée la veille.
« Mangeable ? » demanda-t-elle à Alvin dès sa première bouchée.
Ce fut En-Vérité qui répondit tandis qu’Alvin savourait sa pomme de terre en souriant aux anges. « Madame, votre générosité vous assure votre entrée au paradis, mais la saveur des pommes de terre de ce soir laisse présager qu’on vous demandera d’y faire la cuisine. »
Elle éclata de rire et feignit de le frapper avec une cuiller. « En-Vérité Cooper, espèce d’avocat enjôleur, tu ne sais donc pas que les quakers sont insensibles à la flatterie ? » Elle ne croyait peut-être pas à la flatterie, mais aucun n’ignorait qu’elle croyait à l’affection qui se cachait derrière.
Profitant de ce que les autres pensionnaires étaient encore à table, Mike Fink les régalait du compte rendu de sa visite à la Maison Simple, où Andrew Jackson scandalisait l’élite de Philadelphie en faisant venir ses copains du Tennizy et du Kenituck et en les laissant chiquer et cracher dans des locaux qui avaient autrefois apporté une touche d’élégance du vieux continent à des ambassadeurs européens atteints par le mal du pays. Fink répétait une histoire qu’avait racontée Jackson le jour même, à propos d’une dame élégante de Philadelphie qui critiquait la conduite de ses compagnons. « Nous sommes ici dans la Maison Simple, avait-il déclaré, et ce sont des gens simples. » Lorsque la dame avait voulu réfuter l’argument, Jackson avait ajouté : « C’est ici chez moi pour les quatre années à venir, et ce sont mes amis.
— Mais ils n’ont pas de manières, avait objecté la dame.
— Ils ont d’excellentes manières, avait répliqué Jackson. Des manières de l’Ouest. Mais ce sont des gens tolérants. Ils ne vous en voudront pas de n’avoir encore rien mangé, ni bu une goutte de bonne eau-de-vie, ni craché une seule fois alors que vous donnez toujours l’impression d’avoir la bouche pleine d’on ne sait quoi. » Là-dessus Mike Fink éclata d’un long rire sonore, imité en cela par les pensionnaires, mais certains riaient de la dame et d’autres de Jackson.
Arthur Stuart posa une question qui tenaillait Alvin. « Comment il fait ses affaires, Andy Jackson, si la Maison Simple est foulée de rats d’rivière et de paysans toute la journée ?
— Quand il veut quèque chose, eh ben, un d’nous autres, les rats d’rivière, le fait pour lui, répondit Mike.
— Mais la plupart des genses de la rivière, ils connaissent pas lire ni écrire, objecta Arthur.
— Ben, l’vieux Hickory, il a b’soin de personne pour la lecture et l’écriture, dit Mike. Il envoie les rats d’rivière distribuer des messages et persuader l’monde.
— Persuader l’monde ? demanda Alvin. J’espère qu’ils usent pas des méthodes de persuasion que t’as essayées sus moi quèque temps passé. »
Mike s’esclaffa. « Si l’vieux Hickory laissait les gars jouer à ça, j’crois pas qu’y resterait au-dessus d’cinq ou six nez au Congrès, ou d’une vingtaine d’oreilles ! »
Mais les histoires des batifolages de la Maison Simple – ou de sa déchéance, selon le point de vue – tirèrent à leur fin, et les autres pensionnaires s’en allèrent. Seuls Alvin et Arthur, arrivés en retard, continuaient de manger tandis qu’ils faisaient leurs comptes rendus sérieux des activités de la journée.
Mike secoua tristement la tête lorsqu’Alvin lui demanda s’il avait trouvé l’occasion de parler à Andy Jackson. « Oh, il m’a fait entrer dedans la salle, si c’est ça qu’tu veux dire. Mais y causer seul à seul, non, pas mèche. Tu vois, Andy Jackson est p’t-être un avocat, mais il connaît les rats d’rivière, et mon nom lui rappelait quèque chose. J’ai encore d’la misère à faire oublier ma vieille réputation, Alvin. J’regrette. »
Alvin sourit et chassa l’excuse d’un geste. « Un jour s’en viendra où l’président nous recevra.
— C’était prématuré, de toute façon, dit En-Vérité. Pourquoi vouloir obtenir une concession alors que nous ne savons même pas à quoi nous allons l’employer ?
— Si, on connaît, fit Alvin en jouant à la chamaillerie d’enfants.
— Non, répliqua En-Vérité en souriant.
— On a une ville à bâtir.
— Non, monsieur. Nous avons un nom de ville, mais pas de plan de construction ni même d’idée sur la ville…
— C’est une ville de Faiseux !
— Ma foi, ce serait parfait si le prophète rouge t’avait expliqué ce que ça veut dire.
— Il me l’a montrée dedans la trombe, fit Alvin. Il connaît pas plusse que moi c’que ça veut dire. Mais on l’a vue tous les deux, une ville en verre, foulée d’monde, et la ville leur apprenait tout.
— Au milieu de toute cette vision, aurais-tu déniché par hasard une petite idée sur ce que nous sommes censés dire aux gens pour les convaincre de venir nous aider à la bâtir ?
— Si j’comprends bien, t’as pas réussi non plus c’que tu voulais faire.
— Oh, j’ai fouillé à la bibliothèque du Congrès, dit En-Vérité. J’ai trouvé beaucoup de références à la Cité de Cristal, mais la plupart venaient d’explorateurs espagnols qui croyaient y voir un rapport avec la fontaine de Jouvence ou les Sept Cités de l’Oignon.
— De l’oignon ? s’étonna Arthur Stuart.
— Un des informateurs a confondu le nom indien « cibola » avec le mot espagnol pour « oignon », et j’ai trouvé ça drôle, répondit En-Vérité. Que des impasses. Mais j’ai quand même découvert une information que j’ai de la peine à élucider.
— J’aimerais pas avoir quèque affaire péniblement lucidable, fit Alvin.
— Ne joue pas au paysan de la frontière avec moi, dit En-Vérité. Ta femme, en bonne maîtresse d’école, ne t’a pas laissé croupir dans une telle inculture.
— Arrêtez d’vous chicaner, vous autres, réclama Arthur Stuart. Qu’esse t’as trouvé ?
— Il existe un bureau de poste dans une localité qui s’appelle Crystal City, dans l’État du Tennizy.
— Doit sûrement y en avoir une autre qui s’appelle Fontaine de Jouvence, dit Alvin.
— Ma foi, j’ai trouvé la chose intéressante.
— Tu connais aut’ chose là-dessus ?
— Le receveur des postes est un certain monsieur Crawford, qui porte aussi les titres de maire et – je crois que ça va te plaire, Alvin – de prophète blanc. »
Mike Fink éclata de rire, mais Alvin prit la nouvelle avec gravité. « Prophète blanc. Comme pour s’dresser contre Tenskwa-Tawa ?
— Je t’ai dit tout ce que je sais, fit En-Vérité. À toi maintenant, quels résultats tu nous apportes ?
— Ça fait un couple de semaines que j’suis à Philadelphie, et j’arrive à rien, répondit Alvin. J’croyais qu’la ville de Benjamin Franklin aurait quèque chose à m’apprendre. Mais Franklin est mort, j’entends pas d’musique spéciale dans les rues et j’ai pas remarqué aucune sagesse de reste autour de sa tombe. C’est icitte qu’est née l’Amérique, les gars, mais j’crois pas qu’elle y vit encore. L’Amérique, elle vit là-bas ousque j’ai grandi ; ce qu’on trouve asteure à Philadelphie, c’est jusse le gouvernement de l’Amérique. C’est comme quand on voit du crottin frais sus la route. C’est pas un cheval, mais ça t’apprend qu’un cheval s’tient pas loin.
— Ça t’a pris un couple de semaines à Philadelphie pour trouver ça ? » fit Mike Fink.
En-Vérité se mit de la partie. « Mon père disait toujours que le gouvernement, c’est comme regarder un gars te pisser dans les bottes. Quelqu’un se sent mieux, mais ce n’est sûrement pas toi.
— Si on arrêtait un brin d’philosopher ? fit Alvin. J’ai reçu une lettre de Margaret. » Lui seul appelait sa femme par ce prénom, tous les autres l’appelaient Peggy. « De Camelot.
— L’est plus en Appalachie ? demanda Mike Fink.
— Tous les troubles pour maintenir l’esclavage en Appalachie viennent des colonies d’la Couronne, dit Alvin, alors elle s’en est allée là-bas.
— Le roi est pas près d’laisser l’Appalachie arrêter l’esclavage, m’est avis, fit Mike Fink.
— Je croyais qu’ils avaient déjà décidé de l’indépendance de l’Appalachie par une guerre au siècle dernier, dit En-Vérité.
— J’ai idée que certaines genses se figurent qu’ils ont b’soin d’une autre guerre pour décider si la couleur peut être libre, reprit Alvin. Alors Margaret est à Camelot ousqu’elle espère avoir une audience avec le roi et défendre la cause de la paix et d’la liberté.
— Le seul moment où une nation jouit des deux à la fois, dit En-Vérité, c’est durant la brève période de fatigue euphorique après qu’elle a gagné une guerre.
— J’vous trouve joliment chagrineux pour un bougre qu’a jamais tué d’monde, fit Mike Fink.
— Si m’dame Larner veut causer à Arthur Stuart, j’suis icitte », intervint Arthur avec un grand sourire. Mike Fink fit mine de lui flanquer une claque sur le crâne. Arthur se mit à rire : c’était ces temps-ci sa blague préférée, qu’on lui ait donné le même nom que le roi d’Angleterre qui régnait en exil dans les comtés esclavagistes du Sud.
« Et elle a de bonnes raisons d’croire que mon p’tit frère se trouve là-bas », ajouta Alvin.
À cette nouvelle, En-Vérité baissa la tête dans un mouvement de colère et joua avec les restes de son assiette, tandis que Mike Fink regardait ailleurs dans le vide. Tous deux avaient leur opinion sur le cadet d’Alvin.
« Bah, j’connais pas, dit Alvin.
— Qu’est-ce que tu ne connais pas ? demanda En-Vérité.
— Si j’dois m’en aller la rejoindre. Elle m’a dit qu’non, comme de jusse, par rapport qu’elle a idée que j’mourrai quand Calvin et moi on s’retrouvera. »
Mike Fink eut un sourire mauvais. « Je m’fous du talent qu’il peut avoir, ce drôle, mais j’aimerais bien l’voir essayer.
— Margaret a jamais dit qu’il me tuerait, rectifia Alvin. Par le fait, elle a jamais dit exactement que j’mourrais. Mais c’est c’que j’ai compris. Elle me veut pas là-bas tant qu’elle pourra pas m’assurer que Calvin s’en est parti d’la ville. Mais j’aimerais voir le roi moi aussi.
— Sans parler de voir ta femme, dit En-Vérité.
— J’passerais bien quèques jours avec elle.
— Et quèques nuits », murmura Mike.
Alvin haussa un sourcil dans sa direction, et Mike sourit bêtement.
« La grande question, poursuivit Alvin, c’est si j’peux emmener Arthur Stuart là-bas sans danger. C’est illégal dans les colonies de la Couronne d’amener une personne libre qu’aurait même qu’une goutte de sang d’couleur dans les veines.
— Tu pourrais faire accroire que c’est ton esclave, suggéra Mike.
— Oui, mais si j’meurs là-bas ? Ou si je m’fais arrêter ? J’veux pas risquer qu’on confisque Arthur et qu’on le vende. C’est trop dangereux.
— Alors n’y va pas, dit En-Vérité. Le roi ne sait rien sur la construction de la Cité de Cristal, de toute façon.
— J’connais, fit Alvin. Mais moi non plus, ni personne d’autre. »
En-Vérité sourit. « Ce n’est peut-être pas vrai. »
Alvin s’impatientait. « Joue pas avec moi, En-Vérité. Qu’esse tu connais ?
— Rien de plus que tu ne sais déjà, Alvin. La construction de la Cité de Cristal se divise en deux parties. La première concerne le talent de Faiseur, tout ça. Et là, je ne te suis d’aucune aide, pas plus qu’aucun mortel, pour ce que j’en sais. Mais la seconde, c’est le mot “cité”. Quoi que tu fasses, ce sera un regroupement de gens qui devront vivre ensemble. Autrement dit, il y aura un gouvernement et des lois.
— C’est vraiment obligé ? demanda Mike d’un air triste.
— Ou autre chose qui remplira les mêmes fonctions, répondit En-Vérité. Et du terrain divisé en parcelles pour que les gens puissent vivre décemment. Des cultures plantées et récoltées, ou importées, pour nourrir la population. Des articles divers à fabriquer ou à acheter, des maisons à bâtir, des vêtements à tailler. Il y aura des mariages et des filles données en mariage, à moins que je ne me trompe, et les gens auront des enfants auxquels il faudra des écoles. Même si la ville rend ses habitants visionnaires, ils auront toujours besoin de toits et de routes, sauf si tu t’attends à les voir tous voler. »
Alvin se renversa sur son siège, les yeux fermés.
« Je t’ai endormi ou tu réfléchis ? » demanda En-Vérité.
Alvin ne rouvrit pas les yeux pour répondre. « Je m’disais jusse que j’connais rien d’arien sus ce que j’fais. L’assassin-blanc Harrison était p’t-être le pire coquin que j’ai jamais vu, mais lui au moins il a pu construire une ville dans un pays où y avait rien.
— C’est facile d’édifier une ville quand on arrange les règlements de façon à ce que les canailles s’enrichissent sans se faire prendre, dit En-Vérité. Bâtis une ville de ce genre, et l’appât du gain va t’amener des habitants, si tu te sens capable de les supporter.
— Ça devrait être possible de faire pareil pour du vaillant monde, dit Alvin.
— Non seulement ça devrait, mais c’est effectivement possible. Certains l’ont déjà fait et tu peux t’inspirer de leur exemple.
— Qui ça ? demanda Mike Fink. J’ai jamais entendu causer d’une ville de même.
— Elles sont au moins une centaine, dit En-Vérité. Je parle de la Nouvelle-Angleterre, évidemment. Le Massachusetts, en particulier. Fondé par les puritains pour être leur Sion, une terre de religion idéale à l’ouest par-delà l’océan. Toute ma vie, pendant tout le temps où j’ai grandi en Angleterre, j’ai entendu vanter la perfection de la Nouvelle-Angleterre, sa pureté et sa piété, où n’existaient ni riches ni pauvres, mais où tous partageaient les dons du Ciel, débarrassés des folies du monde. Ils vivent dans la paix et l’équité, dans le pays le plus juste de tous ceux qu’a jamais portés la Terre du Seigneur. »
Alvin secoua la tête. « En-Vérité, Arthur peut p’t-être pas aller à Camelot, mais toi et moi, on peut pas plusse aller en Nouvelle-Angleterre.
— Il n’y a pas d’esclavage là-bas, fit son ami.
— Tu connais ce que j’veux dire. Ils pendent les sorciers.
— Je ne suis pas un sorcier. Ni toi non plus.
— Pour eux, si.
— Seulement si nous nous servons de charmes ou de pouvoirs secrets, dit En-Vérité. Nous sommes sûrement capables de nous retenir assez longtemps pour apprendre comment ils ont créé un pays aussi grand sans conflits ni oppression, où ne règne que l’amour de Dieu.
— Dangereux, fit Alvin.
— J’suis bien d’accord, renchérit Mike. Faudrait avoir un macaque dans la calebasse pour y aller. C’est-y pas d’là-bas que venait cet avocat, Daniel Webster ? Il va te r’connaître, Alvin.
— Il est à Carthage City à toucher l’argent d’hommes corrompus, dit Alvin.
— La dernière fois que t’as entendu causer d’lui, p’t-être. Mais il peut écrire des lettres. Il peut s’en retourner chez lui. Des tas d’affaires peuvent mal tourner. »
Arthur Stuart leva la tête vers Mike Fink. « Des tas d’affaires peuvent mal tourner quand tu restes couché au lit l’dimanche. » Alvin ouvrit enfin les yeux. « Faut que j’connaisse comment ils ont fait. En-Vérité a raison. Ça suffit pas d’apprendre à Faire. J’dois apprendre aussi comment on gouverne, comment on bâtit une ville et tout l’restant. J’dois tout apprendre dessus tout, et l’plusse que j’reste assis icitte, l’plusse que j’prends du retard. »
Arthur Stuart faisait triste mine. « J’vais pas voir le roi, alors.
— Tant qu’à moi, dit Mike Fink, c’est toi le vrai Arthur Stuart, et t’as autant l’droit qu’lui d’être roi du pays.
— J’veux qu’y m’fasse chevalier. »
Alvin soupira. Mike roula des yeux. En-Vérité posa une main sur l’épaule du gamin. « Le jour où le roi fera chevalier un petit métis…
— Il peut pas faire chevalier la moitié qu’est blanche ? demanda Arthur. Et si j’fais quèque chose de vraiment courageux ? On devient chevalier comme ça, d’après.
— C’est sûr, l’est temps d’aller en Nouvelle-Angleterre, décida Alvin.
— J’t’ai dit, moi j’trouve l’affaire doutable, fit Mike Fink.
— Moi aussi, dit Alvin. Mais En-Vérité a raison. Ils ont bâti un bon pays et ils ont fait venir du vaillant monde.
— Pourquoi on va pas voir cette ville du Tennizy qui s’appelle Crystal City ? demanda Mike.
— C’est p’t-être là qu’on ira après qu’on se sera ensauvés de Nouvelle-Angleterre », répondit Alvin.
En-Vérité se mit à rire. « Tu es un optimiste, toi. »
*
Ils bouclèrent le plus gros de leurs bagages ce soir-là avant d’aller se coucher. Il faut reconnaître qu’ils n’avaient pas grand-chose à ranger dans leurs sacoches. Quand un voyageur ne dispose que d’un cheval pour le transporter, lui et ses biens, d’une ville à l’autre, il se fait une autre idée sur le nécessaire à emmener qu’un voyageur qui se déplace en diligence ou avec une escorte de serviteurs et de bêtes de somme. Le fourniment n’excède guère ce dont un piéton accepterait de se charger, de crainte d’épuiser le cheval.
Alvin se réveilla tôt le lendemain matin, avant l’aube, mais il ne lui fallut pas plus de deux respirations pour remarquer qu’Arthur Stuart était parti. La fenêtre était ouverte, et ils avaient beau occuper le dernier étage du bâtiment, Alvin savait que ce détail n’arrêterait pas son jeune ami qui semblait croire que les lois de la pesanteur lui devaient une faveur.
Alvin réveilla En-Vérité et Mike, qui d’ailleurs bougeaient déjà, et leur demanda de seller et charger les chevaux pendant qu’il partait à la recherche du gamin.
Mais Mike se contenta de rire. « S’est sûrement dénigé une amise qu’il veut becquer avant de s’en aller. »
Alvin le regarda, abasourdi. « De quoi tu causes ? »
Mike lui rendit son regard, tout aussi surpris. « T’es donc aveugle ? Et sourd ? La voix d’Arthur change. L’est à un poil de moustache d’être un homme.
— À propos de moustache, fit En-Vérité, je crois que l’ombre de sa lèvre supérieure ne va pas tarder à devenir un taillis. En fait, j’irais jusqu’à dire qu’il a déjà plus de poil au menton que toi, Alvin.
— J’vois pas des masses de moustacherie sus ta figure non plus, répliqua Alvin.
— Je me rase.
— Mais ça fait un long temps entre chaque Noël. J’vous verrai avant que le p’tit-déjeuner soit prêt, j’parie. »
Alvin descendit l’escalier et s’arrêta dans la cuisine où madame Louder étendait la pâte pour les biscuits du matin. « Vous auriez pas vu Arthur Stuart asmatin, des fois ? demanda-t-il.
— Et quand est-ce que tu comptais m’informer de vot’ départ ?
— Au moment d’vous régler après le p’tit-déjeuner, répondit Alvin. On essayait pas de déguernucher en douce, c’était pas un secret qu’on faisait nos bagages. »
À cet instant il remarqua les larmes qui lui coulaient sur les joues. « J’ai à peine dormi cette nuit. »
Alvin lui mit les mains sur les épaules. « Madame Louder, j’ai jamais pensé que ça vous causerait autant de tracas. C’est une pension, non ? Et les locataires, ça s’en vient et ça s’en va. »
Elle poussa un grand soupir. « Tout comme les enfants, fit-elle.
— Et les enfants, ça s’en revient de temps en temps au nid, pas vrai ?
— Si c’est une promesse, pas la peine que mes larmes idiotes changent cette pâte en biscuits salés.
— J’peux vous promesser que j’passerai pas une nuit à Philadelphie ailleurs que chez vous, sauf si ma femme et moi on s’installe un jour par icitte, et alors j’vous enverrai nos enfants prendre le p’tit-déjeuner durant qu’on s’prélassera au lit. »
Elle se mit à rire de bon cœur. « Le Seigneur a passé deux fois plus de temps à te créer, Alvin Smith, parce qu’il a dû rajouter la malice.
— La malice, ça s’en vient tout seul sans s’faire voir, répliqua Alvin. C’est dans sa nature. »
Alors seulement madame Louder se rappela la question première d’Alvin. « Pour ce qui est d’Arthur Stuart, je l’ai surpris qui descendait de l’arbre dehors quand je suis sortie chercher du bois pour le feu.
— Et vous m’avez pas réveillé ? Vous l’avez pas empêché d’partir ? »
Elle ignora l’accusation implicite. « Je lui ai mis de force du gâteau froid dans les mains avant qu’il repasse la porte. M’a raconté qu’il avait une course à faire avant votre départ à tous ce matin.
— Ben, au moins ça veut dire qu’il compte s’en r’venir, fit Alvin.
— Pour sûr. Mais s’il ne revient pas, tu n’es pas son maître, je crois.
— C’est pas parce qu’il m’appartient pas que j’suis pas responsable de lui, dit Alvin.
— Je ne parlais pas de la loi, fit madame Louder. Je dis la vérité pure et simple. Il ne t’obéit pas comme un jeune garçon mais comme un homme, parce qu’il veut te faire plaisir. Il ne fait rien parce que tu l’ordonnes mais seulement quand il sent qu’il doit le faire.
— Mais c’est pareil pour tous les hommes et tous les maîtres, même les esclaves.
— Ce que je dis, c’est qu’il n’agit pas par crainte de toi. Alors ça ne sera pas la peine de te mettre en colère contre lui quand tu le retrouveras. Tu n’en as pas le droit. »
Alvin s’aperçut alors qu’il en voulait un peu à Arthur Stuart de s’être sauvé. « L’est encore petit, dit-il.
— Et t’es quoi, toi, un vieillard chenu avec une bosse dans le dos ? répliqua-t-elle en riant. Va donc le chercher. Arthur Stuart n’a pas l’air de se rendre compte des dangers auxquels un gamin de son espèce doit faire face, nuit et jour.
— Ni d’ceux qui s’faufilent par en arrière. » Alvin embrassa la femme sur la joue. « Laissez pas tous ces biscuits s’envoler avant que je m’en r’vienne.
— C’est toi que ça regarde, pas moi, l’heure à laquelle tu vas décider de revenir, fit-elle. Qui peut dire si les autres n’auront pas une grosse faim ce matin ? »
Pour cette réflexion, Alvin plongea le doigt dans la farine et barbouilla le nez de la logeuse avant de se diriger vers la porte. Elle lui tira la langue mais n’essuya pas la farine. « Je ferai le bouffon si c’est ce que tu veux », lui lança-t-elle.
*
Il était beaucoup trop tôt le matin pour que la boutique soit ouverte, mais Alvin se rendit quand même tout droit chez le taxidermiste. Quelle autre raison avait pu pousser Arthur à se sauver ? L’hypothèse de Mike qu’Arthur s’était trouvé une petite amie ne tenait pas : le gamin ne lâchait quasiment jamais Alvin d’une semelle, une telle chose avait donc peu de chance de se produire, même si Arthur était en âge d’essayer.
Les rues étaient pleines de fermiers de la campagne environnante qui apportaient leurs productions au marché, mais les boutiques installées dans les bâtiments le long des artères étaient encore fermées. Les petits livreurs de journaux et les facteurs faisaient leur tournée, les crémiers remontaient les allées dans un bruit de bouteilles entrechoquées et s’arrêtaient pour déposer le lait dans les cuisines en chemin. Les rues étaient bruyantes, mais des bruits frais du matin. Personne ne criait encore. Les voisins ne se querellaient pas, les bonimenteurs ne vendaient pas, les conducteurs ne braillaient pas qu’on leur dégage le passage.
Pas d’Arthur devant la boutique du taxidermiste.
Mais où ailleurs serait-il allé ? Il avait une question en tête et il n’aurait pas de cesse qu’on ne lui donne la réponse. Seulement, ce n’était pas le taxidermiste qui l’avait, cette réponse, pas vrai ? C’était le peintre d’oiseaux français, Jean-Jacques. Et son adresse était sûrement notée quelque part dans la boutique. Arthur était-il assez imprudent pour…
Alvin découvrit effectivement une fenêtre ouverte ; en dessous, deux caisses s’empilaient sur un tonneau. Arthur Stuart, ça ne vaut pas mieux d’être pris pour un cambrioleur que pour un esclave.
Il se rendit à la porte de derrière. Il actionna le bouton. Lequel tourna un peu, mais pas suffisamment pour déloger la clenche.
Verrouillée, donc.
Alvin s’appuya contre le battant, ferma les yeux et chercha avec sa bestiole jusqu’à ce qu’il trouve la flamme de vie à l’intérieur de la boutique. Il était là, Arthur Stuart, éclatant de vigueur, excité par l’aventure. Comme tant de fois déjà, Alvin regretta de ne pas posséder le don de Margaret de voir dans les flammes et d’y lire des renseignements sur l’avenir et le passé, ou même les pensées de l’instant présent – voilà qui serait pratique.
Il n’osa pas appeler le petit métis : sa voix déclencherait seulement l’alerte et le gamin se ferait prendre à coup sûr dans la boutique. Pour ce qu’en savait Alvin, le taxidermiste logeait au-dessus ou à l’étage d’un des bâtiments voisins.
Il introduisit donc sa bestiole dans la serrure afin d’en comprendre le mécanisme. Une vieille serrure, un peu grippée. Alvin ponça les parties inégales, les décapa de la corrosion et de la saleté. En modifier la forme était plus aisé que la faire jouer ; deux surfaces métalliques s’appuyaient à plat l’une sur l’autre, empêchant la clenche de s’ouvrir, aussi les changea-t-il en biseaux, imposant de nouvelles formes au métal jusqu’à ce que les deux surfaces coulissent facilement. Il put alors tourner le bouton, et la clenche se dégagea en douceur.
Il n’ouvrit pourtant pas le battant, car il s’intéressait désormais aux gonds. Ils étaient plus grippés et encrassés que la serrure. Est-ce que l’homme se servait même de cette porte ? Alvin les polit et les nettoya aussi, et cette fois, lorsqu’il actionna le bouton et poussa le battant, on n’entendit d’autre bruit que le chuchotement du vent pénétrant dans le local.
Arthur Stuart, assis à la table de travail du taxidermiste, tenait un geai bleu dans les mains et lui caressait les plumes. Il leva la tête vers Alvin. « L’est même pas mort », dit-il.
Alvin toucha l’oiseau. Oui, il lui restait un peu de chaleur et le cœur battait. Le plomb qui l’avait étourdi était toujours logé dans son crâne. Le cerveau était abîmé et l’animal ne tarderait pas à en mourir, même si aucun des autres plombs qui l’avaient atteint n’était fatal.
« T’as trouvé ce que tu cherchais ? demanda Alvin. L’adresse du peintre ?
— Non », répondit Arthur d’un air désolé.
Alvin se mit au travail sur l’oiseau, aussi vite qu’il put. C’était plus délicat que dans du métal de déplacer sa bestiole parmi les dédales internes d’une créature vivante et d’y effectuer des altérations minimes ici et là. Tenir l’animal, le toucher pendant qu’il œuvrait lui facilitait cependant la tâche. Le sang du cerveau s’écoula bientôt dans les veines, et les artères endommagées se refermèrent. Les chairs guérirent rapidement sous les tout petits morceaux de plomb et les expulsèrent du corps. Même celui logé dans le crâne se contracta, prit du jeu, tomba par terre.
Le geai s’ébouriffa les plumes, se débattit dans l’étreinte d’Alvin. Qui le relâcha.
« Ils vont l’tuer quand même, fit Alvin.
— Alors on va le laisser sortir », dit Arthur.
Alvin soupira. « Et on sera des voleurs, non ?
— La fenêtre est ouverte. L’geai bleu pourra s’en aller quand l’marchand va s’en venir asmatin. Il croira que l’oiseau s’est ensauvé tout seul.
— Et comment il va comprendre ce qu’il faut faire, l’oiseau ? »
Arthur le regarda comme on regarde un idiot, puis se pencha tout près du volatile immobile sur la table de travail. Il chuchota si doucement qu’Alvin n’entendit pas ce qu’il disait. Après quoi il siffla, émit comme plusieurs cris aigus d’oiseau.
Le geai bondit en l’air et voleta bruyamment autour du local. Alvin se baissa brusquement pour l’éviter.
« Il va pas te cogner, fit Arthur d’un air amusé.
— On s’en va », dit Alvin.
Il fit franchir la porte de derrière au gamin. Après avoir refermé le battant, il resta devant un moment, les doigts toujours sur le bouton, le temps de redonner leur forme première aux pièces de la serrure.
« Qu’est-ce que vous faites là ? » Le taxidermiste se tenait au détour de la ruelle.
« J’comptais vous trouver dans votre échoppe, répondit Alvin sans retirer la main du bouton.
— Avec la main sur le bouton ? fit le taxidermiste d’une voix glaciale soupçonneuse.
— On a frappé mais vous avez pas répondu. Je m’suis dit que vous aviez pas entendu par rapport que vous étiez en plein ouvrage. Ce qu’on veut, c’est connaître où on peut trouver le compagnon peintre. Le Français. Jean-Jacques.
— Je sais ce que vous vouliez, fit le taxidermiste. Écartez-vous de la porte avant que j’appelle l’agent. »
Alvin et Arthur reculèrent.
« C’est pas suffisant, dit le taxidermiste. Vous rôdez du côté des portes de derrière… Comment savoir si vous mijotez pas de me flanquer un coup sur la tête et de me voler dès que j’aurai ouvert la porte ?
— Si c’était ce qu’on mijote, monsieur, vous seriez déjà par terre et j’aurais la clé dans la main, non ?
— Vous y avez donc pensé !
— J’trouve, moi, que c’est vous qu’avez des idées de vol, dit Alvin. Et après vous accusez l’monde de vouloir faire ce que vous tout seul vous avez pensé. »
La mine irritée, l’homme sortit sa clé et la glissa dans la serrure. Il se raidit pour la tourner avec difficulté, s’attendant à une résistance du métal. Aussi vacilla-t-il visiblement lorsqu’elle pivota sans heurts et que la porte s’ouvrit avec une souplesse silencieuse.
Il aurait pu prendre le temps d’examiner la serrure et les gonds, mais à ce moment le geai bleu qui avait passé la nuit à agoniser sur sa table de travail se jeta à sa tête d’un vol courroucé et passa la porte. « Non ! cria l’homme. C’est le trophée de monsieur Ridley ! »
Arthur Stuart éclata de rire. « C’est pas bien, vot’ trophée ! dit-il. Ça veut pas rester tranquille. »
Le taxidermiste, debout sur son seuil, cherchait l’oiseau des yeux. Lequel était loin désormais. Son regard passa ensuite d’Alvin à Arthur. « Je sais que vous êtes derrière tout ça, dit-il. Je sais pas ce que vous avez fait ni comment, mais vous avez ensorcelé cet oiseau.
— Pas du tout, fit Alvin. Quand j’suis arrivé icitte, j’connaissais pas que vous gardiez des oiseaux vivants dans votre échoppe. J’croyais que vous aviez seulement b’soin d’oiseaux morts.
— Justement ! Il était mort, celui-là !
— Jean-Jacques, dit Alvin. On veut l’voir avant de quitter la ville.
— Pourquoi je vous aiderais ? répliqua le taxidermiste.
— Par rapport qu’on vous l’demande et qu’ça vous coûte rien.
— Rien ? Qu’est-ce que je vais dire à monsieur Ridley, moi ?
— Dites-y d’faire attention que ses oiseaux sont bien morts avant d’vous les amener, répondit Arthur.
— Je vais pas supporter des réflexions de ce genre d’un négrillon, fit le taxidermiste. Quand on est pas capable de tenir son gamin, on l’emmène pas chez les gens du monde !
— J’ai fait ça ? demanda Alvin.
— Fait quoi ?
— Emmené l’drôle chez des genses du monde. J’attends d’voir vot’ politesse pour connaître si vous en faites partie. »
Le taxidermiste le fusilla du regard. « Jean-Jacques Audubon loge dans une chambre à l’Auberge de la Liberté. Mais vous le trouverez pas à cette heure-ci, il sera parti chercher des oiseaux jusqu’au milieu de la matinée.
— Alors bien l’bonjour, dit Alvin. Graissez donc vos serrures et vos charnières de temps en temps. Ça restera en meilleur état.
La perplexité se lut sur la figure du taxidermiste. Il continuait d’ouvrir et refermer sa porte silencieuse aux gonds nettoyés tandis qu’Alvin et Arthur redescendaient l’allée vers la rue.
« Eh ben, voilà, fit Alvin. On trouvera jamais ton Jean-Jacques Audubon avant not’ départ. »
Arthur le regarda, consterné. « Et pourquoi donc on le trouverait pas ? » Il siffla deux fois et le geai bleu tomba du ciel en voltigeant pour lui atterrir sur l’épaule. Arthur chuchota et sifflota un moment, après quoi l’oiseau lui sauta sur la tête, puis sur l’épaule et la tête d’Alvin (à sa grande surprise) avant de s’élancer dans les airs et de remonter la rue à tire-d’aile.
« L’est sûrement du côté du fleuve asmatin, dit Arthur Stuart. C’est là que mangent les pirounes avant de s’en repartir vers le sud. »
Alvin regarda autour de lui. « C’est encore l’été. Il fait chaud.
— Pas dans l’Nord, répliqua Arthur Stuart. J’ai entendu deux volées hier.
— J’ai rien entendu, moi. »
Arthur Stuart lui fit un grand sourire.
« J’croyais que t’entendais plus les oiseaux, dit Alvin. Quand je t’ai changé dedans la rivière. J’croyais que t’avais perdu tout ça. »
Arthur haussa les épaules. « Oui. Mais je m’suis souvenu de l’impression que j’avais. J’ai continué d’écouter.
— Tu r’trouves ton talent ? » demanda Alvin.
Arthur répondit non de la tête. « Faut que j’imagine. Ça vient pus tout seul comme avant. C’est pus un talent. C’est…»
Alvin lui souffla le mot. « Un savoir-faire.
— J’hésitais entre “envie” et “souvenir”.
— T’as entendu des pirounes crier, et moi pas. J’ai pourtant une bonne ouïe, Arthur. »
Arthur lui fit un autre grand sourire. « Entendre, c’est pas écouter. »
*
Plusieurs chasseurs armés de fusils traquaient les oies. Alvin et Arthur devinèrent cependant facilement lequel était Jean-Jacques Audubon. Même s’ils n’avaient pas remarqué le bloc à dessin dans la gibecière ouverte, et même si le Français ne s’était pas curieusement affublé d’une tenue outrancière d’Américain de la frontière – en daim taillé sur mesure –, ils l’auraient reconnu grâce à un détail tout bête : lui seul avait trouvé les oies.
Il en visait une qui flottait au fil de la rivière. Sans réfléchir, Alvin lança :
« Vous avez pas honte, monsieur Audubon ? »
Audubon, surpris, pivota à demi pour regarder Alvin et Arthur. À cause de son mouvement brusque ou de la voix d’Alvin, l’oie de tête cacarda et décolla, dégouttante d’eau, tangua d’abord sous l’effort puis s’éleva en douceur à grands battements d’ailes, traînant dans son sillage une cascade argentée. L’instant suivant, toutes les autres oies l’imitèrent et s’enfuirent vers l’aval. Audubon épaula son fusil, puis il jura et se retourna vers Alvin, l’arme toujours pointée. « Pourquoi, bougre d’imbécile ? fit-il en français.
— Vous voulez me tirer d’sus ? » demanda Alvin.
À contrecœur, Audubon baissa le fusil et se souvint de son anglais, pour l’heure pas très bon. « J’ai le bel oiseau sous les yeux, mais vous, vous ouvrez la bouche !
— Pardon, mais j’vous croyais pas capable de tuer une piroune posée sus l’eau comme ça.
— Pourquoi ?
— C’est… c’est pas correct.
— Évidemment, ce n’est pas correct ! » Dans le feu de la discussion, son anglais s’améliorait. « Je ne suis pas ici pour être correct ! Regardez partout, mister, et dites-moi quelle chose importante vous ne voyez pas ?
— Vous avez pas d’chien, répondit Arthur Stuart.
— Yes ! Le petit Noir a compris ! fit-il en français avant de reprendre en anglais : Je ne peux pas tirer l’oiseau en l’air parce que je le ramasserai comment ? Il tombe, l’aile se casse, et il me sert à quoi ? Mais je le tire sur l’eau, puis, floc floc, j’ai l’oie.
— Très pratique, dit Alvin. Quand on meurt de faim et qu’on en a b’soin pour manger.
— Manger ! s’écria Audubon. J’ai l’air affamé ?
— Un brin maigrichin, p’t-être. Mais pour sûr vous pourriez jeûner un couple de jours sans quiller.
— Je ne vous comprends pas, mister l’Américain, dit-il avant d’ajouter en français : Et je ne tiens pas à vous comprendre. » Puis, en anglais : « Partez. » Audubon s’en fut vers l’aval, dans la direction prise par les oies.
« M’sieur Audubon, cria Arthur Stuart.
— Vous partirez seulement si je tire sur vous ? lança le Français, exaspéré.
— J’peux les faire revenir », dit Arthur.
Audubon se retourna et le regarda. « Vous appelez les oies ? » Il sortit un appeau de bois de sa poche de veste. « J’appelle les oies aussi. Mais quand elles entendent cela, elles pensent : Goddam ! Cette oie meurt ! Sauvons-nous ! Sauvons-nous ! » Arthur Stuart continua de marcher vers lui et, plutôt que répondre, se mit à produire avec sa gorge et son nez des sons étranges. Pas franchement des cris d’oie, ni des cris vraiment reconnaissables. Pas même des imitations de cris d’oie. Et pourtant le gazouillis qui lui sortait de la bouche évoquait le volatile. Il n’était pas très puissant non plus. Mais au bout de quelques instants les oies revinrent en rasant la surface de l’eau.
Audubon épaula son fusil. Aussitôt Arthur modifia son cri, et les oies s’éloignèrent de la berge pour se poser beaucoup plus loin sur le fleuve.
Au comble de la frustration, Audubon pivota d’un bloc vers Arthur et Alvin. « Quand ai-je insulté la tête de chou-fleur de votre mère hideuse ? Quelle affreuse prostituée puante de Philadelphie était votre sœur ? Ai-je offensé le bon Dieu ? Notre Père qui êtes aux cieux, pourquoi cette pénitence ?
— J’vais pas faire revenir les pirounes si vous leur tirez dessus, dit Arthur.
— À quoi bon, si je n’en tue pas une !
— Vous voulez pas la manger, vous voulez jusse la peinturer. Alors l’a pas b’soin d’être morte.
— Comment puis-je peindre un oiseau qui ne reste pas en place ! » s’écria Audubon. Puis il se rendit compte d’un détail. « Vous savez mon nom. Vous savez que je peins. Mais je ne sais rien de vous.
— Mon nom, c’est Alvin Smith, et là, c’est mon pupille, Arthur Stuart.
— Pupille ? Parce que vous y tenez comme à la prunelle de vos yeux ? C’est quel genre d’esclave ?
— Non, pupille. Mon protégé, quoi. C’est pas un esclave. Mais il est sous ma protection.
— Mais moi, qui me protégera de vous deux ? Pourquoi vous n’êtes pas deux voleurs ordinaires ? Vous prenez mon argent et vous partez.
— Arthur veut vous poser une question, dit Alvin.
— Voici ma réponse : Partez. Fichez-moi le camp !
— Et si j’demande à une piroune de pus bouger pour vous sans qu’on la tue ? » proposa Arthur Stuart.
Audubon était sur le point de répliquer vertement lorsqu’il se souvint enfin de ce qu’Arthur venait de faire : il avait rappelé les oies. « Vous êtes, comment dites-vous ? une personne de talent, un appeleur des oies.
— D’oies », rectifia aimablement Alvin.
Arthur secoua la tête. « J’aime jusse les oiseaux.
— Moi aussi, je les aime, fit Audubon, mais ils n’ont pas le même sentiment pour moi.
— Par rapport que vous les tuez et que vous avez même pas faim », dit Arthur Stuart.
Audubon le regarda, frappé de consternation. Il finit par se décider. « Vous pouvez faire tenir une oie tranquille pour moi ?
— J’peux y demander. Mais faut enlever l’fusil. »
Audubon appuya aussitôt l’arme contre un arbre.
« Déchargez-le, fit Arthur Stuart.
— Vous croyez que je vais pas tenir ma promesse ?
— Vous avez rien promessé.
— D’accord ! s’écria Audubon. Je promets sur la tombe de ma grand-mère. » Il entreprit de décharger le fusil.
« Vous promessez quoi ? » demanda Arthur.
Alvin faillit éclater de rire mais il se retint devant la mine sérieuse d’Arthur Stuart qui tenait à ne laisser aucune porte de sortie par où Audubon risquait de se glisser dès qu’il aurait fait revenir les oies.
« Je promets, je ne tire pas ! Je ne tue pas des oies !
— Si ça vous déçoit de pas tuer, tant pis. Vous tuerez aucun oiseau durant toute la journée, dit Arthur.
— Pas “déçoit”, petit ignorant. J’ai dit “des oies”. Aucune oie. Je ne tue pas des oies, c’est ce que j’ai dit ! » Puis il marmonna en français : « Tous les sauvages du monde se sont donné rendez-vous ici aujourd’hui. »
Alvin gloussa. « Vous tuerez pas d’sauvages non plus, si ça vous fait rien. »
Audubon le regarda, à la fois furieux et embarrassé. « Vous parlez ma langue ? demanda-t-il en français.
— Je ne parle pas français », répondit de la même façon Alvin en se rappelant une phrase des quelques vagues leçons que Margaret avait essayé de lui donner avant de finalement renoncer à vouloir lui faire parler une autre langue que l’anglais. Avant ça, il avait déjà abandonné le latin et le grec. Mais il comprenait le mot « sauvage » pour l’avoir souvent entendu au fort français de Détroit où il s’était rendu tout jeune en compagnie de Ta-Kumsaw.
« C’est vrai », grommela Audubon, toujours en français. Puis, plus haut et en anglais cette fois : « Je fais la promesse que vous dites. Apportez-moi une oie qui ne bouge pas pour ma peinture.
— Vous allez répondre à mes questions ? demanda Arthur Stuart.
— Oui, évidemment, fit Audubon.
— Des vraies réponses, pas des bêtises comme les grandes personnes racontent d’habitude aux enfants ?
— Hé-là, protesta Alvin.
— Pas toi », dit aussitôt Arthur Stuart. Mais Alvin resta dubitatif.
« Oui, accepta Audubon d’une voix lasse. Je te dis tous les secrets de l’univers ! »
Arthur Stuart hocha la tête puis se rendit là où la berge était la plus haute. Mais, avant d’appeler les oies, il se tourna une dernière fois face à Audubon. « Où vous voulez que reste l’oiseau ? »
Audubon éclata de rire. « Vous êtes un garçon très étrange ! C’est… comment dites-vous en américain ? De la vantardise ?
— Il se vante pas, dit Alvin. Il a vraiment besoin d’connaître où vous voulez que s’tienne l’oiseau. »
Audubon secoua la tête puis regarda autour de lui, vérifia la position du soleil et chercha un coin à l’ombre où il pourrait s’asseoir le temps de peindre son tableau. Alors seulement il montra du doigt l’emplacement où l’oiseau devrait prendre la pose.
« D’accord », fit Arthur Stuart. Il se mit face au fleuve et gazouilla une nouvelle fois, d’une voix puissante qui vola sur l’onde. Les oies s’envolèrent et vinrent rapidement vers la berge où elles se posèrent, tantôt sur l’eau, tantôt sur le pré. L’oie dominante, cependant, atterrit près d’Arthur Stuart qui la conduisit au poste choisi par Audubon.
Arthur regarda le Français avec impatience. Le peintre, figé sur place, bouche bée, suivait des yeux l’oie qui gagnait la place prévue, s’y arrêtait et prenait une immobilité de statue. « Vous allez dessiner dedans la vase avec un bout d’bois ? » demanda le gamin.
Audubon s’aperçut alors que son papier et ses couleurs se trouvaient toujours dans sa gibecière. Il fila au petit trot la chercher en s’arrêtant régulièrement pour jeter un coup d’œil en arrière par-dessus son épaule et s’assurer que l’oie était toujours bien là.
Profitant de ce que le Français était hors de portée d’oreille, Alvin demanda à Arthur : « T’as oublié qu’on s’en va de Philadelphie asmatin ? »
Arthur le regarda avec une expression de profond mépris que seul un visage d’adolescent arrive à composer. « Tu peux t’en aller quand tu veux. »
Alvin crut tout d’abord qu’il lui disait de partir en le laissant là. Mais il comprit alors qu’Arthur se contentait d’énoncer un état de fait : Alvin pouvait s’en aller de Philadelphie quand il voulait, il importait peu que ce soit aujourd’hui ou plus tard.
« En-Vérité et Mike vont s’faire du tracas si on rentre pas vitement.
— J’veux pas que des oiseaux meurent.
— C’est l’travail de Djeu de décider d’la mort de chaque moineau, dit Alvin. J’ai pas entendu causer qu’il avait déclaré l’poste libre. »
Arthur la ferma sans piper. Audubon fut bientôt de retour et, assis dans l’herbe sous un arbre, se mit à mélanger ses couleurs pour obtenir la nuance exacte du plumage de l’oie.
« J’veux vous regarder peinturer, dit Arthur.
— Je n’aime pas que des gens regardent par-dessus mon épaule. »
Arthur murmura quelque chose, et l’oie commença de s’éloigner.
« D’accord ! se récria frénétiquement Audubon. Regardez-moi peindre, regardez l’oiseau, regardez le soleil dans le ciel et devenez aveugle, tout ce que vous voulez ! »
Aussitôt Arthur Stuart marmonna autre chose à l’oie qui reprit sa place en se dandinant.
Alvin secoua la tête. De l’extorsion pure et simple. Où était l’enfant au naturel si doux qu’il avait toujours connu ?